Les dossiers de l'UNKA : l'étrange société des Estriveurs.
(Tech : Merci à Jack Vance dont les idées si originales ont inspiré cette page)

Sur les contreforts de la chaîne du Mesoros, en Aeton, vit une communauté d'environ 300.000 âmes dont les membres s'adonnent toute leur existence à une ardente lutte pour le prestige social.
Menant une vie active normale dans la semaine, les Estriveurs s'attachent le dimanche à consolider ou améliorer leur standing social. En réalité, cette quête est même la force motrice de leur société, et gravir un degré de plus dans la pyramide sociale constitue généralement l'aboutissement d'années d'efforts.

Extrêmement codifiés, les niveaux sociaux sont hiérarchisés en de nombreux clubs dont le prestige rejaillit sur leurs membres. Les clubs les plus prestigieux, tels les Huissiers du Vent ou les Feuilles de Chêne, sont si difficiles à intégrer qu'ils ne sont quasiment composés que d'octogénaires.
Chaque club a son code vestimentaire et ses cérémonies propres, et les règles en sont très précises.
S'élever d'un club à un autre demande d'être habile dans l'art de l'estrivage, notion complexe qui consiste à mettre en valeur des caractéristiques telles que le charisme, la culture, l'égotisme, la beauté, l'aptitude aux arts, la fortune, l'habileté à discourir ou à négocier, et bien d'autres encore.


Si la lente ascension sociale se fait sur le principe de la cooptation, c'est toute la société qui arbitre la réussite ou l'échec des uns et des autres. Partout, des yeux et des oreilles guettent la moindre faute de goût qui ruinera des mois ou des années d'efforts. Un mot malheureux, un regard déplacé, et l'opprobre s'abat sur le malheureux fautif.
La vérité nous oblige à préciser qu'aux yeux des Estriveurs, ceux qui sont étrangers à ces coutumes sont considérés comme mal dégrossis et peu dignes d'intérêt, qualifiés du sobriquet peu flatteur de trouduks (terme qui désigne en général aussi bien les étrangers que les rares locaux qui ne cèdent pas aux délices de l'estrivage, ou même encore ceux qui ont eu l'indélicatesse de se prévaloir à l'occasion d'un statut supérieur au leur).
Les réceptions et autres cérémonies rythment régulièrement la vie des Estriveurs, donnant à tout un chacun l'occasion de faire son chemin dans la société.

Il est toutefois une fête annuelle, chaque premier dimanche de mai, qui tient une place particulière dans le coeur des Estriveurs : la Gigue de l'estrivage.
Elle se tient au pied de la Falaise de l'Ascension et rassemble des dizaines de milliers de personnes. Le spectacle est assuré par de jeunes - ou moins jeunes - casse-cous qui se jettent du haut de la falaise accrochés à des cerfs-volants. Les violents courants ascendants qui balayent la falaise les propulsent à des altitudes dont seul leur courage (ou accessoirement la longueur de leur fil) fixe la limite. Difficile de ne pas voir le symbolisme qui sous-tend cette pratique : la notion de risque personnel et d'ascension reflète parfaitement les valeurs de l'estrivage.
Véritables acrobates du ciel, les cerf-voleurs se lancent dans des chorégraphies compliquées et savantes dont la bonne exécution leur vaut un grand respect et des possibilités d'estrivage non négligeables.

Mais la gigue prend soudain une tournure plus sérieuse quand vient l'heure des oraisons.
Tour à tour, des estriveurs qui estiment n'avoir plus aucune chance d'ascension sociale se tiennent au plus haut de la falaise et prononcent devant la foule leur oraison.
Cette oraison est pour eux l'occasion de faire l'éloge de leur glorieuse vie d'Estriveur, quelquefois de s'apitoyer sur des occasions de promotion injustement refusées ou retardées. Puis l'orateur expose les motivations qui le poussent à demander son intégration dans un club plus huppé, demande dont il estime donc qu'elle ne sera jamais acceptée. Après cette doléance qui marque la fin de son oraison, l'Estriveur grimpe dans les nues avec son cerf-volant et, sans plus de cérémonie, se jette dans le vide.

Il n'est pas rare qu'après une belle oraison et une chute spectaculaire, l'orateur soit admis dans le club visé à titre posthume, ce qui était le but recherché.
Il arrive aussi parfois qu'un orateur regimbe à l'instant de se lancer dans le vide, on dit alors qu'il aléfoies. Inutile de préciser que l'orateur qui aléfoye est ensuite traité comme un trouduk, et qu'il se mord longtemps les doigts de sa couardise de mauvais goût.

Il est rare toutefois qu'un Estriveur se sente poussé à cette dernière extrémité qu'est l'oraison. Bon an mal an, on ne compte guère qu'une dizaine d'orateurs par Gigue à vouloir user de cet ultime - et définitif - recours.